En rentrant dans le taxi j’ai regardé mon ami Ravshan mais je n’ai pas parlé.
Sentant mon émotion, il est devenu interrogatif.
Je devais lui communiquer quelque chose d’extrêmement important, mais avec ma possession du russe, le défi était ardu.
Je me décide enfin, j’éclaircie ma voix, et les mots se jettent si vite au dehors de ma bouche que j’en balbutie: « Ravshan, Mahmoud est mort! Mahmoud Darwish!
Son menton collé a la lippe, et le front gagné par un remous de ride, il hausse ses épaules à son cou et écarte les bras, paumes ouvertes :
- « Mamoudwish… ? » C’est comme s’il mâchait un chewing-gum! Joue t’il a l’ironique, pour masquer sa tristesse?
Je feins un petit sourire pour lui dire que j’ai compris, mais j’insiste tout de même:
- « Tu sais, il est mort samedi! »
Dans ses yeux, nulle étincelle mais un brouillard d‘incompréhension. Ne connaîtrait-il pas le Poète de Galilée?
- « C’est un … » le mot en russe m’échappe! C’est un… décidément, le mot ne vient pas, mais j‘ai une idée :
- « j’écris… Je suis ? »
- « Bah j’écris » répond-il très content de m’apprendre la conjugaison.
- « Non, attend! » je le montre du doigt, et mime de griffonner sur le tableau de bord:
« Toi tu écris… tu es ?
- « Tu écris »!
Très bien, je suis bien aise de connaître la conjugaison du verbe écrire, mais maintenant, je m’impatiente.
Je tente un autre stratagème:
- « Tolstoy! Il est ? Comment dis-tu en russe?»
« Bah Lev Tolstoy! »
Mince, je parle d’un virtuose des mots, et j’achoppe sur le seul qu’il me faut communiquer! L’absurde prend l’emprise de la scène; excédé, je manœuvre une dernière fois:
« Shakespeare… c’est? »
Sans qu ‘il ne s’exclame, je sais qu’il a compris; ses yeux s’écarquillent soudainement, et de sa bouche, à moitié entrouverte, il me jette très calmement : « pissatye ». Les lettres sortent proprement alignées comme s’il les avais dégluties.
Voilà ! dis-je, balle au bond, eh bien Mahmoud c’est un pissatye! Un pissatye de Palestine!
J’attend une solidarité, un petit plissement d’œil et de lèvre contrits; mais rien de tout cela.
Je suis désespéré, Mahmoud est mort, et moi je suis dans un taxi avec Ravshan et il s’en fou !
C’est alors, qu’il met le contact et, découvrant ses dents blanches qui ne portent pas le deuil, il marmonne en russe, une phrase dont j’imagine le sens plutôt que de l’avoir compris:
- « T’en fait pas petit gars, le poète meurt, mais les mots lui survivent ! »
Il ponctue sa phrase d’une grande bourre dans le dos.
Tachkent boit d’un trait, le dernier rayon orange du jour; l’ombre englouti déjà la ville. Ravshan sait qu’à cet instant, il ne faut pas trahir le silence.
Mahmoud est mort! je me répète, Mahmoud est mort! Mais ma tristesse soudain se déshabille; un sourire s’est posé sur mes lèvres, et c’est lui qui les anime:
- « Mahmoud est mort dit il, mais toi tu es en vie! »
Un battement plus vif m’étreint le cœur tandis que ma nuque se tord sous les griffe froide d’un frisson. Mahmoud est mort mais avant de partir, il m’avait fait cette confidence :
« Laisse donc ta mort, homme et pars. Pars, émigre et voyage au sein du voyage. »
photos de Shanghai en vrac!
Il y a 17 ans
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